Jean-Michel Basquiat
1960 - 1988
MP
signé, daté et titré au dos
acrylique et collage de papiers Xerox sur toile
218 x 172,5 cm; 85 13/16 x 67 3/4 in.

Exécuté en 1984 
signed, dated and titled on the back; acrylic and collage of xerox papers on canvas. Executed in 1984.

"Si comme l'écrit André Malraux «L'art n'est pas une soumission mais une conquête», alors Jean-Michel Basquiat pratique cet art de conquête, dans une solitude qui est aussi la révélation de notre époque, toujours sur la crête d'une vague dangereuse, il dénonce les dangers de la vie actuelle : l'argent, la drogue, le sexe, le racisme [...] avec en filigrane des éléments plus secrets qui annonceraient un renouveau..." (Jean-Louis Prat, Un Enfant-roi dans les années 80, in 'Jean-Michel Basquiat', Paris, 2000, 3ème édition, p.14).
En 1984, l'année réalisation de MP, Jean-Michel Basquiat a 24 ans. A cette époque, le jeune artiste noir vient de signer un contrat avec la Mary Boone Gallery à New York. Il a déjà exposé chez Larry Gagosian à Los Angeles, chez Bruno Bischofberger à Zurich, à la Marlborough Gallery à Londres... La même année, il réalise une série d'oeuvres en collaboration avec Andy Wahrol et Francesco Clemente, deux papes consacrés de l'art contemporain au début des années 1980. Déjà célèbre et célébré, il est l'ami de Keith Haring et de tout ce que New York compte de personnalités artistiques et de noctambules.
Conçue en deux parties, sur un superbe fond blanc, occupé à gauche par le portrait d'un éphèbe noir plus grand que nature, à droite par une colonne de graffiti, MP est une œuvre aussi sophistiquée qu'expressive. Elle est en outre une œuvre éminemment emblématique.
Dans la partie droite de MP, l'autoportrait présumé a tout de l'emblème de la conquête : la conquête du monde de l'art par celui qui est né noir, dans le Brooklyn des années soixante, d'un père haïtien et d'une mère portoricaine. Le caractère massif et monolithique de la figure en pieds résulte de la quasi-monochromie noire accentuée par le contraste du blanc de l'arrière-plan, de la position frontale archaïsante et de celle des bras, croisés. Plus que tout autre motif, la figure humaine occupe une place centrale dans l'œuvre de Jean-Michel Basquiat. Dans ce corpus, les boxeurs noirs, gladiateurs des temps modernes, comptent parmi ceux qui le fascinent et l'inspirent. Dans l'attitude hiératique les bras croisés, comme un concentré de force, il y a de leur détermination. Intransigeante et superbe, la frontalité n'est pas sans évoquer celle des idoles et fétiches totémiques de l'Afrique originelle. Schématique, le visage a lui-même les traits des masques cérémoniels tribaux. Pareils caractères, tête primitive et repliement des bras, se retrouvent dans les œuvres précubistes de Picasso, l'un des maîtres dont Basquiat fait le portrait en 1984, l'année de l'autoportrait MP. Le potentiel de puissance de MP a également quelque chose de la brutalité des figures peintes par Jean Dubuffet dans Mirobolus, Macadam et Cie. Datant des années 1945, ce cycle est marqué par l'emploi du goudron comme medium. Entre goudron, peau noire et carbon dont le nom est répété frénétiquement dans la partie droite de MP, les transitions sont multiples.

Dans le léger déhanchement du personnage, faut-il voir l'affirmation de la juvénilité du modèle? Certainement. Jean-Michel Basquiat incarne à lui tout seul ce que d'aucuns nomment l'«éphébisme», phénomène qui ne fut pas seulement celui d'une mode, où le génie se mesurait à la fleur de l'âge. Ce déhanchement introduit une pondération praxitélienne du corps (jambe gauche statique, jambe droite décalée et ouverte) qui est celle des sculptures grecques à partir du IVème siècle avant J.C.. Dans MP, le rehaut de peinture blanche au creux de la cuisse suggère d'ailleurs, fusse de manière métonymique, une connaissance anatomique qu'avait effectivement Basquiat. Sa fascination pour le traité Anatomy de Gray et, dans la foulée, pour les dessins d'écorchés de Léonard de Vinci se retrouvent dans un grand nombre d'oeuvre de Basquiat. Dans MP, classicisme et archaïsme se marient naturellement.
A la croisée des sources, le portrait de MP est une figure hautement synthétique et symbolique: celle de l'homme noir qui fait de son passé d'esclave le socle d'une réussite qu'il est devenu en droit d'exalter. Sans précédent dans l'histoire de l'art, Le Portrait de Jean-Baptiste Belley, esclave affranchi et héraut de l'abolition de l'esclavage dans les colonies après la Révolution de 1789, en est l'exemple touchant. Mais dans MP, de manière inédite, le modèle représenté en est aussi l'auteur. MP s'impose donc comme le manifeste d'un artiste noir en pleine possession de ses moyens, se trouvant confronté, par une précoce reconnaissance sociale, au «problématique statut d'artiste où s'exercent les conditions d'un face à face avec soi-même» (Michel Enrici, J.M. Basquiat, Paris, 1989, p. 11).
Dans la partie gauche de l'oeuvre, mots, bribes de phrases, chiffres, logos et dessins sont tracés aux crayons sur une colonne de feuilles de papier collées à même la toile. D'une complexité qui ne cède pas à la confusion, ces éléments scripturaires déclinent certaines des obsessions de Jean-Michel Basquiat. Mémorial de souvenirs plus ou moins lointains et liste de nouvelles tentations que l'argent de la célébrité rend immédiates: ces feuilles griffonnées sont des trophées. Sur le plan formel comme sur le plan intellectuel en raison du décryptage qu'elles suscitent, ces inscriptions ne sont pas sans évoquer les écritures cunéiformes gravées dans le basalte noir du célèbre code  d'Hammourabi (1750 avant J.C.). Recueil internationalement utilisé par les artistes graphiques et les publicistes, le Symbol Source Book d'Henry Dreyfus (dont un chapitre est consacré au langage écrit des hobos) compte parmi les sources, hiéroglyphes, calligrammes, pictogrammes et autres anagrammes que convoque Jean-Michel Basquiat. Dans MP, la colonne de symboles qui se dresse comme une palissade est aussi, bien sûr, une autocitation de son passé de graffeur dans l'underground new-yorkais à l'époque où il signait ses graffitis des initiales SAMO (same old shit). Empruntés aux primitifs et aux déshérités, ces tags proto-picturaux sont dès l'origine considérés par l'artiste comme une forme de poésie publique. Dans MP, teneur et tension poétiques sont à leur comble : à côté de phrases lapidaires et disparates comme Has anyone seen my pigment on the line, Hateful blues, Hellhound on my trail, Blood in stomach, Live worms, How to remove sunlight, Excess, Regeneration...,  le mot carbon est scandé. A l'instar des autres mots qu'il emploie, carbon est chez Jean-Michel Basquiat polysémique. Par sa couleur, noire, le mot carbon répété en lettres capitales renvoie comme dans un jeu de miroirs et de symétrie à la couleur de la peau de l'artiste, peint dans la partie gauche du tableau. Le carbone compose le graphite, c'est-à-dire le crayon de l'artiste. Le carbone entre aussi dans la composition du diamant, précieux et inaltérable. Par le détour des sens cachés et jeux de mots chers à l'artiste, est-il aussi synonyme de diamond dust, autrement dit de cocaïne? C'est possible. Le carbone évoque évidemment le goudron des cigarettes dont le dessin et la marque (Lucky Strike) se retrouvent ça et là sur toute la colonne. Au milieu de sigles tels le Yen currency (devise qui fait référence, comme le dollar, à la valeur marchande des hommes et des choses) ou la faux (qui  renvoie au travail manuel des peuplades africaines), une plante plus ou moins exotique - peut-être du tabac - fait office de nature-morte. Les chiffres romains alignés verticalement induisent quant à eux une espèce de cadre spatio-temporel qui se retrouve chez Cy Twombly, l'une des figures tutélaires de Jean-Michel Basquiat. Chez l'un comme chez l'autre, les chiffres coexistent « sur la toile avec les pictogrammes érotiques et les mots, dans un ensemble au sein duquel ils prennent leur sens et où ils signalent [...] quelque chose comme une mathématique : une velléité rationnelle contrastant singulièrement avec la dimension pulsionnelle des autres signes» (Richard Leeman, Cy Twombly, Paris, 2004, p. 149). Mais si le graphisme de Jean-Michel Basquiat plonge effectivement ses racines dans l'œuvre de Cy Twombly, il innove en associant la turbulence du trait à la densité de la peinture. MP en est le meilleur exemple.
Confrontant dans une même œuvre plénitude picturale et écritures raturées où se devine un sentiment d'urgence et de précarité, MP est une œuvre particulièrement riche et contrastée. En unissant sur une même toile monumentale une grande économie de moyens et palympseste fiévreux, Jean-Michel Basquiat signe avec MP une œuvre à la mesure de son génie, de laquelle une force toute classique s'impose.

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